_Le Petit Journal Illustré 1908_

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 _LE NOUVEAU ROI DE PORTO-NOVO_

 

 _Article inséré dans le Petit Journal d'avril 1908, relatant les sacrifices rituels d'ennemis, lors de l'avènement d'un roi._

 

Le prince Adjiki, fils de Toffa, coiffé du bicorne à plumes blanches, insigne de la souveraineté, assiste aux fêtes de son couronnement.

Nous donnons plus loin, dans notre « Variété », de curieux et pittoresques détails sur la façon dont on célébrait jadis, et dont on célèbre aujourd'hui, l'avènement d'un nouveau souverain dans ces contrées de la côte des Esclaves, qui sont à présent colonies françaises.
C'est le récent décès de Toffa, roi de Porto-Novo, et le couronnement de son fils, le prince Adjiki, qui nous ont fourni l'occasion de donner à nos lecteurs, d'après des documents d'une absolue exactitude, cette intéressante gravure sur les fêtes qui se sont déroulées à Porto-Novo.
Adjiki a reçu le bicorne à plumes blanches, insigne du pouvoir, des mains de M. Marchal, lieutenant-gouverneur de la colonie française du Dahomey, en même temps qu'un arrêté le nommait « chef supérieur des territoires français du Bénin ».
De ce fait, Adjiki a pour attribution le concours à l'exécution de toutes les mesures prescrites par le lieutenant-gouverneur ou par le résident de Porto-Novo. Il intervient notamment, lorsqu'il en est requis, auprès des chefs de région, de village ou de quartier pour les maintenir dans l'obéissance en toutes circonstances ou pour y maintenir les habitants du cercle de Porto-Novo. Il remplit les fonctions judiciaires qui peuvent ou pourront lui être dévolues par les actes régissant la matière.
Le prince Adjiki reçoit, en cette qualité de chef supérieur, un traitement annuel de 25,000 francs, outre la part lui revenant des remises sur l'impôt personnel, allouées aux chefs indigènes par les règlements en vigueur.
Et voilà, comment il arrive parfois que la République fait des rois.

 _Cérémonies dahoméennes_

A propos de la mort de Toffa et du couronnement d'Adjiki. - Comment on fêtait jadis, au Dahomey, l'avènement du nouveau roi. - Les sacrifices humains. - Souvenirs d'un missionnaire français. - Cuézo est mort.. vive Glé-Glé !... - Les charniers d'Abomey. - L'oeuvre de la civilisation française.

Vous souvient-il encore - c'est si loin déjà ! - des origines de la guerre entre la France et le Dahomey ?...
Béhanzin, en lutte avec son voisin Toffa, roi de Porto-Novo, accusait les factoreries françaises d'avoir fourni des armes à ce dernier. Il ordonna le pillage de ces factoreries, se procura un armement complet de fusils à tir rapide, et marcha résolument contre les troupes qu'on avait envoyées pour le châtier.
On sait le reste : le général Doods écrasa l'armée dahoméenne dans la plaine de Pogessa. Behanzin résista encore quelque temps, puis, abandonné du plus grand nombre de ses guerriers, trahi par son grand-féticheur, il vint un beau jour tomber entre les mains de nos tirailleurs... Le Dahomey était à nous.
Voici plus d'un an que Béhanzin est mort. Toffa, son irréconciliable ennemi, vient de mourir à son tour. Il est mort au début de Février, et c'est à peine si les journaux de la métropole ont annoncé le départ, pour un monde meilleur, de ce bon nègre qui, non content d'avoir, dès 1882, et spontanément, mis son pays sous le protectorat français, nous valut encore cette colonie du Dahomey, colonie paisible et florissante entre toutes, qui se suffit toujours à elle-même et n'eut jamais - fait trop rare dans notre histoire coloniale - le moindre besoin de l'aide financière de la métropole.
Franchement, Toffa ne méritait-il pas, pour tout cela, qu'on donnât, dans la presse, quelques lignes à son souvenir ?
C'était un pittoresque, personnage que ce roi nègre. Quand les Européens lui rendaient visite en son palais, ils le trouvaient enveloppé dans son grand pagne de soie coloriée et assis sur un trône ou couché tout de son long sur un lit de cuivre. C'est dans l'une ou l'autre de ces attitudes qu'il leur donnait audience. Le matin, il était toujours coiffé d'une large casquette verte ; l'après-midi, il portait un gibus de livrée à cocarde d'argent ; le soir, un chapeau de général de division à plumes blanches.
Quant à ses chaussures, c'étaient invariablement une paire de pantoufles en velours vert sur lesquelles - afin que nul n'ignorât sa qualité - on pouvait lire, brodés en or, ces deux mots : King Toffa (roi Toffa). Voulait-il se montrer à son peuple, Toffa sortait en hamac ou en voiture. Mais, à défaut de chevaux, c'étaient ses laris, ses ministres, qui s'attelaient aux brancards et le tiraient vigoureusement par la ville. Sur son passage, ses sujets s'agenouillaient ou se prosternaient dans la poussière.
Le 8 Février dernier, ils lui ont rendu cet hommage pour la dernière fois. Pour la dernière fois, les ministres l'ont traîné dans sa voiture de gala drapée de deuil. Derrière ce cercueil improvisé suivaient trente mille sujets fidèles du roi défunt et toute la colonie européenne en palanquins. Des tirailleurs, l'arme au bras, faisaient la haie sur le passage du cortège.
Deux jours plus tard, le même carrosse transportait au palais du gouverneur le fils de Toffa, le prince Adjiki, et la cérémonie de la proclamation avait lieu en présence des fonctionnaires français et des personnages de la cour de Porto-Novo. Adjiki, vêtu du grand pagne de cérémonie, s'approchait du gouverneur qui le coiffait d'abord d'une calotte blanche, par-dessus laquelle il posait le bicorne à plumes blanches, insigne de la souveraineté. Le jeune homme régnera sous le nom d'Adjiki~Toffa.

                                                                                             ***
Ainsi se déroula, dans sa simplicité, cette cérémonie du couronnement. Quelques danses, quelques réjouissances traditionnelles... Et ce fut tout.
Et je pensais, à part moi, en lisant le compte rendu de ces fêtes pacifiques, que, il y a seulement trente ou quarante ans, avant l'établissement de l'influence française en ce pays, la solennité eût été moins calme et ne se fût point passée sans une large consommation de tafia et une non moins large effusion de sang.
J'ai connu, autrefois, un brave et digne missionnaire qui avait séjourné au Dahomey avant la conquête française, et j'ai même rapporté ici, naguère, le récit qu'il m'avait fait de son arrivée dans ce pays et de son premier voyage à Abomey.
Ce pionnier de la civilisation européenne en ces régions avait gardé de son séjour de tragiques souvenirs. Il avait assisté, en 1860, aux cérémonies de la mort de Guézo et aux sacrifices humains que son fils Glé-Glé offrit à ses mânes en montant sur le trône. Je note en passant, que Guézo fut le grand-père et Glé-Glé le père de Béhanzin, le dernier roi dahoméen.
Lorsque Glé-Glé prit le pouvoir, il commença par envoyer à Ouidah une escorte chargée de ramener à Canna, la ville sainte, la Mecque des Dahoméens, les Blancs des factoreries et de la Mission pour les faire assister aux abominables cérémonies traditionnelles. Cette escorte amenait avec elle un cabécère - fonctionnaire du palais - qui avait sans doute déplu au nouveau. maître et qu'on noya en grande pompe dans l'embouchure de la rivière, afin qu'il allât porter au roi défunt des nouvelles de ce qui se passait au Dahomey.
Les Blancs se fussent bien passé d'aller à Canna et à Abomey voir les massacres qui s'y préparaient ; mais, en ce temps-là, nous n'étions pas les maîtres sur la côte des Esclaves. Il fallut se résoudre à partir, fortement encadrés par les soldats de Glé-Glé.
Le 14 Juillet 1860, ils arrivaient à Canna où Glé-Glé les recevait abrité sous les vastes parasols, insignes du pouvoir.
Dès le lendemain, on partait pour Abomey. Les fêtes sanglantes allaient commencer. Vingt mille nègres à pied suivaient le roi sur la grand'route qui joint la ville sainte à la capitale.
Le 16, plusieurs captifs furent présentés au roi par le ministre de la Justice qui demanda à Glé-Glé s'il avait quelque communication à faire à son père défunt. Glé-Glé en avait plusieurs, en effet. Les condamnés les recueillirent ; après quoi, selon l'usage, on leur donna à chacun une piastre et une bouteille de tafia pour payer le prix de leur voyage aux sombres bords, et, en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, leurs têtes roulèrent dans la poussière.
Une fois ces courriers partis avec leurs dépêches d'outre-tombe, le roi monta sur un trône, revêtu de ses armes de combat, et fit à son peuple un belliqueux discours qui fut accueilli avec un enthousiasme frénétique.
Plusieurs jours se passèrent en fêtes, en distributions de cadeaux faits par le roi à ses soldats. Mais, le 23, les massacres recommencèrent. Des cabécères et des musiciens, désignés pour entrer au service du roi défunt, furent expédiés dans l'autre monde. Le 28, nouveau sacrifice de quatorze captifs.
Mais voici les jours venus des grandes tueries.
Le 29, on promène par la ville tout un lot de prisonniers qui ont dans la bouche des bâillons en forme de croix, ce qui les fait atrocement souffrir. La nuit suivante, tous ces malheureux sont exécutés.
La place du Palais exhale une odeur épouvantable. Quarante mille nègres y stationnent jour et nuit, au milieu des ordures. « Les chants ne discontinuent pas, écrit notre missionnaire dans son journal, non plus que les tueries. En y joignant la vapeur de sang et les émanations des cadavres en putréfaction, dont le dépôt est peu éloigné, on croira sans peine que l'air qu'on respire ici est mortel. »
Le 30 et le 31, les fidèles sujets venus de Ouidah font au roi l'offrande des victimes qu'ils ont amenées avec eux. Ces esclaves, destinés à mourir, font trois fois le tour de la place au son d'une musique infernale. Puis, tandis que Glé-Glé félicite et remercie les donateurs, l'égorgement s'accomplit.
« Pendant ces deux dernières nuits, dit encore le témoin forcé de cette orgie sanglante, il est tombé cinq cents têtes. On les sortait du palais à pleins paniers, accompagnés de grandes calebasses dans lesquelles on avait recueilli le sang pour en arroser la tombe du roi défunt. Les corps étaient traînés par les pieds et jetés dans les fossés de la ville où les corbeaux, les vautours et les loups s'en disputaient les lambeaux. Plusieurs de ces fossés sont comblés d'ossements humains... »
Mais ce n'est point assez de ces massacres. Il faut y ajouter les morts volontaires. Celles-ci, suivant notre auteur, peuvent s'évaluer à six cents. Ce sont celles des femmes du roi Guézo. Autour du caveau où repose le souverain défunt, elles se sont rangées dans l'ordre qu'elles occupaient à la cour et elles se sont volontairement empoisonnées.
Pourtant, si nombreuses qu'elles soient, ces femmes, le roi Glé-Glé estime sans doute qu'elles ne suffiront pas à assurer, dans l'autre monde, le service de son père défunt. Dans la nuit du 4 au 5 Août, quinze femmes destinées à prendre soin de l'ombre de Guézo lui sont expédiées à coups de poignard.
Dans la journée suivante, on lui en envoie quinze autres par le même moyen, en même temps que trente-cinq hommes qu'on a auparavant promenés, bâillonnés et ficelés, à travers la ville.
Le prudent Glé-Glé a pensé à tout. Si son noble père veut se promener en voiture dans le séjour des bienheureux, il lui faudra un carrosse et des cochers. Quatre magnifiques noirs chargés de cette fonction sont amenés devant Glé-Glé.
« Ils connaissaient leur sort, dit notre voyageur. Quand on les a appelés, ils se sont avancés tristement, sans proférer une parole ; l'un d'eux avait deux larmes qui perlaient sur ses joues. Ils ont été tués tous les quatre, comme des poulets, par le roi en personne... »
Après quoi, pêle-mêle, on les a jetés dans une grande fosse avec une voiture de la cour.
Mais la journée la plus sanglante fut celle où le roi fit ses offrandes personnelles aux mânes de son père, une estrade fut dressée au milieu de la place du Palais. Glé-Glé vint s'y asseoir, accompagné du ministre de la Justice, du gouverneur de Ouidah et de tous les hauts personnages du royaume qui allaient se disputer l'honneur de servir de bourreaux. Après quelques paroles échangées avec ces dignitaires, le roi alluma sa pipe. C'était le signal prévu. Aussitôt tous les coutelas furent tirés et les têtes tombèrent.
« Le sang, dit le témoin de cet affreux massacre, le sang coulait de toutes parts ; les sacrificateurs en étaient couverts, et les malheureux prisonniers, qui attendaient leur tour au bas de l'estrade, étaient comme teints de rouge... »
Et il ajoute, en manière de conclusion :
« Ces cérémonies vont durer encore un mois et demi ; après quoi, le roi se remettra en campagne pour faire de nouveaux prisonniers et recommencer sa fête des Coutumes vers la fin d'octobre. Il y aura encore sept à huit cents têtes d'abattues... »

Voilà comment on célébrait naguère, dans ces royaumes nègres de la côte des Esclaves, la mort d'un roi et l'avènement de son successeur.
La modeste cérémonie par laquelle Adjiki fut, l'autre jour, sacré roi à la place de son père Toffa n'eut heureusement rien de comparable à ces orgies sanglantes. On y dansa, on y but sans doute force tafia, mais on n'y versa pas la moindre goutte de sang. La civilisation française, en quelques années, a chassé ces moeurs barbares du Dahomey et de Porto-Novo.
Et je serais bien surpris s'il se trouvait un indigène, si fervent qu'il fût des traditions ancestrales, qui songeât un seul instant à regretter le passé.


Ernest LAUT.

 

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